Revue suisse des musées · Nouvelles parutions

Revue suisse des musées 23

L'aliénation d'objets suscite régulièrement des controverses. Heidi Amrein, conservatrice en chef et membre de la direction du Musée national suisse, et Claude-Alain Kuenzi, conservateur au Musée historique de Lausanne, proposent dans un entretien différentes perspectives sur le débat relatif à l'aliénation. La série de photos donne un aperçu d'une villa tessinoise unique, le Museo Vincenzo Vela, et nous jetons un coup d'œil par-delà les frontières, à Kristiansand en Norvège. Un musée d'art y a ouvert ses portes dans un ancien grenier à céréales, bien nommé Kunstsilo. Enfin, nous nous demandons dans quelles circonstances les musées deviennent des «troisièmes lieux» et nous expliquons comment ce concept est compris au nord et au sud des Alpes.

Revue suisse des musées 23

À propos

La Revue suisse des musées est le magazine de membres de l'AMS et d'ICOM Suisse. Elle informe sur les activités des associations et la politique culturelle actuelle, présente une sélection d'ouvrages spécialisés et jette un coup d'œil dans les coulisses des musées en Suisse à travers des séries de photos. La revue paraît deux fois par an dans une édition multilingue. La traduction des principaux articles est disponible sur museums.ch.

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Traductions

L’aliénation de collections: un enjeu d’aujourd’hui, conséquence des temps passés

Réunis à Lausanne, Heidi Amrein, conservatrice en chef et membre de la direction du Musée national suisse, et Claude-Alain Künzi, conservateur des Arts appliqués au Musée Historique Lausanne, ont accepté d’éclairer cette thématique de leurs avis et expériences. 

La vente en décembre 2023 par le Musée Langmatt de Baden – qui est une fondation privée – de trois de ses Cézanne a surpris et polarisé le débat sur l’aliénation des collections. D’une manière générale, la sortie d’un bien d’un inventaire muséal peut-elle obéir à une seule règle alors que les contextes diffèrent forcément?

Heidi Amrein: S’il s’agit d’une restitution d’œuvres spoliées par les nazis, nous nous référons aux principes de Washington, signés par la Suisse: ils règlent le sort d’objets acquis dans un contexte que l’on juge illégal aujourd’hui. C’est moins clair pour les biens culturels en lien avec l’époque coloniale, mais, les cas se multipliant, il serait souhaitable de disposer rapidement d’une convention internationale. Pour les autres occurrences, le Code de déontologie de l’ICOM s’impose comme un cadre à respecter par les musées et institutions qui en font partie. Si sa révision est lancée, son contenu actuel est une garantie pour conserver le débat sur un terrain strictement professionnel. Et non pas émotionnel! Certain-e-s trouvent courageuse la décision du Musée Langmatt et voient des tabous être brisés dans le contexte de cette vente destinée à un sauvetage financier.

Claude-Alain Künzi: Mais en fait, le Code de déontologie n’autorise pas ce genre de démarches, car le produit de la vente se doit toujours de servir la collection. Entre autres, pour un nouvel achat, dans le cadre d’un élargissement des collections ou d’un changement de cap. Le Code de déontologie de l’ICOM détaille de manière très précise l’approche de problèmes concrets. En tant qu’outil de référence, il a un poids international installé de longue date. En le respectant, on montre qu’on ne fait pas n’importe quoi des objets qui nous sont confiés. 

Vendre un objet de collection, c’est aussi lui donner une valeur marchande. L’enjeu n’est alors plus uniquement éthique… 

HA:Surtout s’il est aliéné pour sa valeur financière. L’institution muséale dont l’une des missions est de conserver le patrimoine culturel, donc de sortir les objets du circuit du marché, deviendrait alors une galerie d’art ou une salle des ventes dont le métier est de les faire circuler. Il s’agit de deux jobs bien différents! Il ne faut pas oublier la perspective historique et se souvenir que les musées ont été créés pour sauvegarder le patrimoine. On peut à ce propos souligner qu’à la fin du XIXe siècle, la Confédération a dû instaurer un fonds d’achat pour freiner l’exode des trésors de nos églises et autres collectivités régionales qui faisaient les belles affaires de marchands étrangers. Il faudrait aussi le rappeler aux politicien-ne-s qui estiment parfois qu’il suffit aux musées (notamment de beaux-arts) de vendre une œuvre pour secourir leurs finances. Alors qu’il est de la responsabilité d’une collectivité publique, lorsqu’elle accepte une collection, d’assurer un accompagnement financier sur le long terme.

L’aliénation est aussi un pari risqué sur l’avenir: un musée pourrait se séparer de pièces jugées marginales alors que demain, elles pourraient être essentielles à la compréhension de notre monde…

CAK: Le cas classique est celui du Musée d’Orsay et de sa collection d’œuvres de peintres dits «pompiers», un académisme encensé autant que conspué suivant les époques. Malgré tout, ces trésors ont été conservés, ils sont exposés, contribuant à rendre unique l’institution parisienne. À Lausanne, le Musée Historique dont les réserves ont été enrichies tous azimuts dès 1902 fait face à un autre dilemme. Que faire des copies de photographies, de livres courants ou même de coupures de presse, tous entrés et dûment inventoriés comme objets de collection? Avons-nous le droit de les déclasser dans un fonds documentaire? En une centaine d’années, le rôle du Musée Historique a profondément changé, passant d’un centre récoltant tous les types d’informations sur l’histoire de la ville à une institution qui conserve prioritairement des témoins patrimoniaux. Dès lors, nous avons estimé que ce n’est pas trahir nos prédécesseurs que d’effectuer ce changement. C’est en menant ce type de réflexions qu’on peut analyser et sonder la cohérence de la collection. Ou la recomposer et lui conférer une ligne directrice plus pertinente pour notre temps.

HA:D’autant que le Code de déontologie permet par exemple de classer des objets comme des collections d’études. On l’a, entre autres, fait avec les répliques miniatures de nos meubles que notre menuisier nous avait léguées. Désormais, elles servent aux équipes de la conservation et de la restauration pour diverses formations. Par ailleurs, si un objet a subi un dommage majeur, une aliénation est toujours possible.

Y aurait-il un fossé entre des musées établis et des institutions qui fonctionnent grâce au bénévolat ou qui parviennent à tourner à l‘aide d‘un certain sens de la débrouille?

CAK: Pour une partie, les problèmes sont les mêmes. Par exemple sur le cruel manque de capacités de stockage, ce sont les réponses qui ne sont pas identiques. Si le Chüechlihus de Langnau «décollectionne» ses doublons dans un processus participatif avec la population de la région, cela fonctionne parce que la communauté avec laquelle le musée est en contact direct est restreinte.

HA: Le musée en question a appuyé cette démarche sur la nouvelle définition internationale des musées encourageant la participation des publics. Mais si je peux comprendre les petits musées qui doivent trouver des solutions, j’ai aussi des doutes. Beaucoup d’objets mis à la disposition du public sur le site du Chüechlihus n’ont pas de datation, ni de provenance, indices qui pourraient attester de leur importance et de leur histoire. Je pense aussi aux personnes qui ont offert une part d’elles-mêmes à travers l’objet: que diraient-elles de voir leur don ainsi mis à disposition? Ce qui m’amène à dire que lorsqu’on décide d’une aliénation, il faut avoir pleinement conscience de ce que l’on fait, c’est essentiel.  

Que dire dès lors à ces musées suisses, souvent privés, qui vivotent ou qui se voient contraints de fermer: y aurait-il des patrimoines à plusieurs vitesses?

CAK: Je pense au Musée de Saint-Imier, fermé en 1958, après une centaine d’années d’existence. Officiellement parce qu’il n’y avait plus de place pour exposer les collections et officieusement parce qu’il n’y avait plus un grand intérêt manifesté. Jusqu’à ce qu’en 1995, des passionné-e-s rouvrent les caisses, parviennent à en extraire des contenus intéressants et gagnent ainsi le soutien de la Commune: cela prouve qu’il ne faut jamais désespérer. Et si la fermeture d’un musée est définitive, il faut aussi que les pièces rejoignent d’autres collections.

HA:C’est en effet ce qui s’était passé avec le Musée des Suisses dans le monde ou avec le Musée du sport suisse à Bâle. Les collègues de ces institutions sont venu-e-s frapper à nos portes et la communauté muséale a tout fait pour sauver ces patrimoines.

Avec le risque que ces objets exposés dans un musée dédié se retrouvent invisibilisés dans une collection plus généraliste?

HA:Le musée a pour mission de montrer sa collection tout autant qu’il a un devoir d’archivage et de conservation vis-à-vis de ce patrimoine. L’exposition n’étant qu’une facette de la valorisation publique de ses biens, aux côtés de leur présentation en ligne, des prêts à d’autres institutions, des publications ou encore des visites dans les dépôts. Des prestations que nous détaillons aussi aux donateurs/trices qui exigeraient une visibilité permanente pour leurs biens, ce qui n’est pas envisageable.

Si l’aliénation a toujours existé, sa récurrence actuelle a-t-elle un impact sur la politique d’acquisition?

CAK: Cette attention est vive, oui. D’autant plus avec des dépôts qui débordent ou face au nombre de pièces peu ou pas montrées. On refuse plus fréquemment des dons. On essaie d’être le plus pertinent possible quand on accepte quelque chose. On est peut-être un peu plus conscient-e-s que nos prédécesseurs du temps, du volume et du coût que représente une nouvelle acquisition.

Ne faudrait-il pas aussi être plus transparent sur les aliénations en les signalant dans le rapport d’activité au même titre que les acquisitions?
HA:Il y a eu des répercussions, c’est vrai, depuis la médiatisation de certains cas. Nous avons vu arriver des donateurs/trices qui demandaient une clause supplémentaire de non-vente sur le contrat. Cela étant, comment mieux communiquer? L‘intégrer et l‘expliquer dans le rapport d‘activité peut effectivement être une voie à suivre. Mais il faut être conscient que l‘enchaînement des événements est difficile à contextualiser lorsque les médias s’emparent d’une affaire. Dans un autre contexte, on l’a notamment observé avec la Collection Bührle.

Ou lors des enchères des Cézanne du Musée Langmatt. Si des musées américains avaient déjà opté pour cette solution, cette vente était-elle plus choquante parce qu’elle se déroulait sur territoire suisse? Vous avez tous les deux parlé d’une ligne rouge…

HA:Quand on en vient à dédramatiser cette vente ou quand on entend parler de décision courageuse, je trouve que c‘est en effet assez inquiétant, oui. Parce qu’en vendant des pièces pour s’autofinancer, le musée décharge les pouvoirs publics de leurs responsabilités, créant un précédent qui nous conduit sur une pente dangereuse.

CAK: Il y a encore une autre ligne rouge à ne pas franchir: mener des actions contraires à ce que les donateurs/trices auraient souhaité. Un dû et une forme de respect qui ont fait évoluer notre politique d‘acquisition vers davantage de clarté: nous assumons de répondre par la négative quand nous voyons que les objets proposés ne pourraient être traités comme ils le méritent. 

Auteure: Florence Millioud

Le musée, un «tiers-lieu»?

Créer dans l’enceinte des musées des espaces ouverts en accès libre: une idée qui suscite de plus en plus d’enthousiasme. Mais aussi quelques réticences, notamment au sud des Alpes. Le musée a-t-il vraiment vocation à être un deuxième chez-soi? 

Dans les débats sur ce que doit être un musée et sur sa place dans notre société, on entend de plus en plus souvent parler du musée comme «tiers-lieu». En général, cette expression implique une ouverture accrue de cette institution. Elle renvoie donc à une conception du musée qui va bien au-delà de ses missions purement muséales. Ainsi conçu, le musée devient lieu de rencontres et d’échanges, indépendamment des contenus ou des objets qui y sont présentés. 

La notion de «tiers-lieu» est désormais courante dans l’espace anglophone et germanophone, tandis qu’au sud des Alpes (en Suisse italienne ou en Italie), on ne la croise que sporadiquement. Ce qui tient manifestement à l’histoire culturelle de ces aires. «Un concept muséologique de ce type s’inscrit dans une tradition d'intervention culturelle publique héritée des Lumières et de la Réforme, et ce n’est sans doute pas un hasard s’il a été forgé dans l’espace protestant de l’Europe du Nord et de l’Amérique du Nord», indique Tobia Bezzola, directeur du Museo d’arte della Svizzera italianade Lugano (MASI) et président d’ICOM Suisse.

Mais que recouvre précisément ce concept? Que signifie «tiers-lieu»? Cette notion a été proposée par le sociologue américain Ray Oldenburg dans son ouvrage «The Great Good Place», publié en 1989. Il y décrit l’importance des lieux publics pour l’évolution de la société, en s’appuyant sur des exemples typiques comme les cafés, les brasseries, et les bistrots, les salons de coiffure ou les boutiques, où se retrouvent régulièrement les mêmes clients et où au fil du temps, des liens sociaux se nouent. 

Chez soi dans l’espace public

Le domicile est le «premier lieu», régi par les règles de la famille, le lieu de travail est le «second lieu», soumis à une culture organisationnelle qui lui est propre. Le «tiers-lieu», en revanche, est qualifié de «home away from home» - une maison hors de la maison. Oldenburg cite huit caractéristiques de ces espaces: ils sont neutres, sans hiérarchie, accessibles à tous et aménagés simplement; leur identité vient d’un noyau dur de visiteurs; ils sont propices à la communication, l’ambiance y est joyeuse; ils sont une deuxième maison pour les personnes qui les fréquentent.

Il est intéressant de constater que dans sa théorie, Oldenburg ne cite pas d’institutions culturelles (bibliothèques ou musées) parmi ces tiers-lieux. Or depuis une vingtaine d’années, cela a radicalement changé. «Depuis l’an 2000 environ, le secteur des bibliothèques des pays anglophones s’est emparé de la notion. L’aire germanophone a suivi une dizaine d’années après, avec un débat qui s’étend désormais aussi aux musées», écrit Katharina Hoins dans son essai «Das Museum als Dritter Ort: Schlagwort oder Leitbegriff?», paru fin 2021 dans le livre «Museen der Zukunft». 

Effectivement, les bibliothèques ont été les premières institutions culturelles publiques à s’ouvrir à cette nouvelle identité de «tiers-lieu». La bibliothèque, temple du savoir peuplé d’intellectuels feuilletant des ouvrages dans un silence mortuaire: voilà une image qui appartiendra bientôt au passé. Les nouvelles bibliothèques sont des lieux vivants, où les gens aiment à se retrouver et discuter, et qu’ils fréquentent pour des raisons extrêmement différentes.

Bibliothèques à l’avant-garde

Le Kornhaus de Berne est un bon exemple de réinvention réussie d’une bibliothèque. Mais on peut en citer un autre au Tessin, où La Filanda, une ancienne filature transformée en centre culturel et lieu de rencontres, a ouvert ses portes en 2018, à Mendrisio. «Il s’agit du premier espace explicitement conçu selon les critères du tiers-lieu», peut-on lire dans le rapport d’activité 2022, qui fait référence à Ray Oldenburg. La Filanda est aussi une succursale de la bibliothèque cantonale, mais ce n’est que l’un de ses aspects. Selon sa propre présentation, «La Filanda est à la fois bibliothèque, ludothèque, vidéothèque, audiothèque, infothèque, lieu de recherches et de loisirs». On y trouve des salles de réunion et on peut y suivre des cours. La Filanda est ouverte sept jours sur sept de 9 h à 21 h. «La plupart des gens qui viennent ici ne touchent même pas à un livre», dit sa responsable, Agnès Pierret. Elle raconte que des ouvriers, par exemple, apportent leur pique-nique pour déjeuner. Ici, aucune obligation de consommation, ce qui distingue clairement La Filanda de lieux commerciaux comme Starbucks ou Feltrinelli, conçus eux aussi pour qu’on s’y sente bien, mais qui attendent en retour que les clients consomment. 

Cet aspect non commercial des tiers-lieux est aussi mis en avant par les musées qui cherchent à donner réalité à ce concept. En Suisse, on pense particulièrement au Museum für Gestaltung, à Zurich, qui en 2018 a aménagé une «Swiss Design Lounge» avec de grands classiques du mobilier suisse - fauteuils, chaises et tapis. Tout le monde peut accéder gratuitement à cet espace baigné de lumière, situé sur la Ausstellungsstrasse, et d’où l’on a vue sur le parc. «Dans l’espace lounge, visiteurs et visiteuses sont invités à se réunir, à discuter, à feuilleter les publications du musée, ou à se reposer un instant sur un sofa ou un lit de jour», indique une présentation. La Swiss Design Lounge est toutefois soumise aux horaires stricts du musée: elle ferme à 17 h et reste close toute la journée du lundi.

Jusqu’où faut-il ouvrir le musée?

Depuis la rénovation globale du Musée de la communication, à Berne, en 2017, l’espace extérieur s’inscrit dans une démarche volontaire d’ouverture. Il accueille aussi bien le public du musée que d’autres personnes. «Cet espace a fait ses preuves et nous élargissons à présent la réflexion en direction du quartier des musées», explique Jacqueline Strauss, directrice. L’Allemagne aussi offre des exemples de cette tendance, comme à Hambourg, l’«espace libre» du Museum für Kunst und Gewerbe (MK&G) et la «halle des colonnes» de l’Altonaer Museum, à Oldenbourg l’«Open Space» du Landesmuseum Natur und Mensch, ou encore à Stuttgart, au Stadtmuseum. «L’expérience montre que ces nouvelles offres nous permettent de toucher de nouveaux groupes», écrit Anja Dauschek, directrice de l’Altonaer Museum, dans un article paru dans l’édition 11/2002 de «Politik und Kultur», la revue du Conseil culturel allemand (Deutscher Kulturrat).

Toutes ces initiatives ont beau être louables, Katharina Hoins pose aussi quelques questions plus dérangeantes dans l’essai évoqué plus haut. Comme celle de savoir si les musées peuvent vraiment devenir des tiers-lieux: «Comme il a déjà souvent été dit, les musées, avec leurs restrictions d’entrée, leurs règlements intérieurs et les codes de conduite qu’on doit y respecter (ne pas manger, ne pas toucher, ne pas courir…) ne sont pas forcément les lieux les plus adéquats pour la sociabilité informelle. Toutes ces règles semblent aller à l’encontre de la liberté et de la spontanéité.» Hoins parle donc, pour les exemples évoqués, d’entités «déconnectés», largement soustraites à la logique muséale, que ce soit sur le plan spatial ou par la nature de leur projet. Les «open spaces» ne sont pas dédiés prioritairement à l’expérience de l’art, mais à la culture de la sociabilité et à la création d’un environnement où passer d’agréables moments. En d’autres termes: ils confèrent aux musées une sorte de mission supplémentaire qui fait aussi évoluer leur place dans la société.

Auteur: Gerhard Lob

Des céréales aux œuvres d’art

Le silo emblématique du port de la ville norvégienne de Kristiansand a ouvert ses portes mi-mai avec un nouveau visage: cet ancien bâtiment industriel abrite aujourd’hui de l’art et non plus des céréales. 

Dix tours cylindriques, étroitement alignées les unes avec les autres, dominent cette rive de l’île d’Odderøya, au sud de Kristiansand. Elles font partie d’un entrepôt construit dans les années 1930 pour stocker les céréales importées à l’époque par bateau d’Argentine, du Canada, des États-Unis et de Russie. Cette rive d’Odderøya était d’autant plus idéale pour accueillir un entrepôt à grains qu’un nouveau quai en eau profonde venait d’être construit pour le transport de passagers, quai qui permettait aussi aux navires marchands d’accoster directement. Ce nouveau silo pouvait contenir jusqu’à 15 000 tonnes de céréales et a été mis en service en décembre 1935. Quatre ans plus tard, Korsmo et Aasland, les architectes de ce bâtiment remarquable, recevaient le prix de la Fondation Houen pour leur projet. Avec cet entrepôt à grains, les deux hommes - représentants majeurs du fonctionnalisme en Norvège - avaient fait sortir de terre un bâtiment qui deviendrait l’icône de la ville pour de longues années. 

Au cours des décennies suivantes, les céréales du silo ont été transformées dans le moulin situé à proximité, et l’entreprise a bien fonctionné pendant longtemps. Mais l’évolution de la société et des habitudes de consommation ont fait chuter la demande en farine et le plus grand moulin de Kristiansand a dû fermer en 2008. Le silo est resté vide, n’ayant plus d’utilité lui non plus. En 2015, de nouvelles perspectives se sont ouvertes lorsque le collectionneur local Nicolai Tangen a fait don de sa collection privée d’art nordique au Sørlandets Kunstmuseum, le musée des beaux-arts du Sørland. 

Nicolai Tangen, une figure controversée

En Norvège, Tangen ne fait pas l’unanimité. Après des études de finance au début des années 1990 et des débuts professionnels dans le secteur financier, il entreprend une dizaine d’années plus tard des études d’art. En 2017, il obtient également un master en psychologie sociale. Aujourd’hui, ce milliardaire dirige le fonds pétrolier norvégien, le plus grand fonds souverain au monde, qui gère aussi de nombreux fonds de pension des générations à venir. Avant d’occuper ce poste, une suspicion de conflits d’intérêts l’avait mis sous le feu des critiques. La raison en était qu’il possédait 78 % du hedge fund AKO Capital qu’il avait fondé. Pour mettre fin au conflit, Tangen a répliqué en transférant ses parts à l’AKO Foundation, une fondation indépendante créée en 2013, qui s’engage dans les domaines de la culture, de l’éducation et du climat. Cette histoire a fait grand bruit, mettant à la fois en émoi le parlement, les milieux économiques et l’opinion publique. Le Kunstsilo y a même joué un petit rôle lors de la publication par la Norges Bank des courriels échangés au cours des trois années précédentes par Tangen avec le chef du fonds souverain. Cette correspondance évoquait notamment la donation de sa précieuse collection, et c’est de cette manière que l’opinion publique a eu vent du projet de musée à Kristiansand.

Un musée doté d’une longue histoire

Dans le cadre de cette donation, Tangen a proposé de réutiliser le silo à grains pour en faire le nouveau musée d’art de Kristiansand, projet en harmonie avec le développement des alentours du quai, qui se transforment en zone résidentielle et en quartier culturel: en 2012, le nouveau Kilden Performing Arts Centre a ouvert ses portes à côté. Le nouveau musée d’art, pertinemment nommé Kunstsilo (silo d’art), devrait non seulement abriter la collection Tangen, mais aussi la collection de la galerie de peinture Christianssands Billedgalleri et la collection d’art du Sørland. 

Fondée en 1902, la galerie de peinture Christianssands Billedgalleri a été la première collection d’art de Kristiansand. C’est le couple d’acteurs Sigvard et Laura Gundersen qui a fait don des premières œuvres de cette collection gérée par l’association artistique locale. Aujourd’hui, elle compte 883 œuvres d’art. La collection du Sørlandets Kunstmuseum, qui porte le nom de Sørlandssamling (collection du Sørland) depuis son déménagement dans le Kunstsilo, réunit plus de mille œuvres et met l’accent sur l’art contemporain, l’artisanat et les artistes régionaux. Enfin, la donation de Nicolai Tangen comprend des peintures, des gravures, des sculptures, des textiles, des céramiques, des objets d’artisanat, des photographies et de l’art conceptuel - une immense variété d’œuvres datant de 1930 à nos jours. 

Un bâtiment monumental

À l’endroit où l’on stockait autrefois le blé, des milliers d’objets d’art ont aujourd’hui trouvé une nouvelle place, sous les toits des cylindres du silo, hauts de près de quarante mètres. L’esthétique dépouillée de la construction, avec ses grandes surfaces et ses formes géométriques claires, donne presque une impression de sacralité. Le projet de transformation de Mestres Wåge Arquitectes, BAX et Mendoza Partida s’est imposé lors du concours d’architecture de 2017 face à 100 autres contributions de dix-sept pays. Le jury a notamment souligné l’équilibre élégant que les architectes ont su créer entre l’aspect original du bâtiment et les possibilités sculpturales et spatiales qui lui sont inhérentes. Les travaux de transformation ont commencé en 2019.

Les adaptations apportées à la distribution des espaces et l’éclairage confèrent à cet édifice un caractère unique. Un nouveau chapitre s’ouvre ainsi dans l’histoire mouvementée du bâtiment et de la collection d’art. Le projet a suscité une grande attention au niveau national et international. Reidar Fuglestad, directeur du musée, précise: «Deux intérêts principaux amènent le public au Kunstsilo: d’une part, une fascination pour l’architecture spectaculaire dans le contexte de la rénovation de bâtiments anciens et, d’autre part, l’intérêt pour l’art de la modernité nordique en général et pour la collection Tangen en particulier». Le Kunstsilo pourrait également jouer un rôle important à l’avenir pour le rayonnement de Kristiansand et pour le tourisme. «Une bonne desserte par avion et par ferry permettrait à la ville de devenir une destination attractive pendant toute l’année grâce au nouveau musée», ajoute Reidar Fuglestad. Heureuse coïncidence, donc, que l’ouverture ait précisément lieu l’année où Bodø, à environ 1500 km plus au nord, est capitale européenne de la culture et invite les amateurs d’art du monde entier à venir la visiter.

Auteure: Katharina Flieger 

Martin Schärer (1945-2023)

La nouvelle du décès de Martin Schärer me touche. Je pense aux nombreux moments que nous avons partagés.

J’avais entendu parler de lui, vu qu’il avait été conservateur pendant plusieurs années au Musée national suisse, mais bien avant moi.

Puis j’ai fait sa connaissance au milieu des années 1980 à Winterthour. Il venait d’être élu président de l’Association des musées suisses et moi, j’entrais au Comité, sans savoir que, bien des années plus tard, je lui succéderais à cette fonction. Nous avons travaillé ensemble au Comité pendant six ans et, à cette époque, nous avons obtenu que les membres du Comité puissent exercer trois mandats. Mais Martin ne voulait pas qu’on dise qu’il avait provoqué ce changement pour pouvoir rester plus longtemps président ; il a donc démissionné après deux mandats. Une fois, il a invité tout le Comité à un repas à Vevey, le jour de la Saint-Martin!

Martin m’a ensuite fait venir au cours de muséologie de l’Université de Bâle en tant que conférencier pour l’identification des objets de la vie courante. C’est donc grâce à lui que j’ai eu le plaisir de participer à de nombreux cours de muséologie jusqu’à l’année passée.

Il avait, quelques années auparavant, créé et dirigé le Musée de l’Alimentarium à Vevey, musée dans lequel ma petite sœur Isabelle Raboud-Schüle exerçait comme conservatrice, elle aussi sans savoir que de nombreuses années plus tard, elle nous succéderait comme présidente de l’AMS.

J’ai admiré et apprécié l’activité internationale de Martin: il était remarquablement plurilingue, ce qui lui a permis de s’investir dans le Comité Icofom, qu’il a aussi présidé. Lors des assemblées générales de l’ICOM, Martin était tout à fait à l’aise et je me souviens, à Melbourne, quand l’annonce de son élection à la fonction de vice-président de l’ICOM a été faite, toute la délégation suisse disséminée dans la salle s’est levée ; tous ses membres étaient vêtus du même t-shirt à l’emblème de l’ICOM.

Martin était pour moi un collègue extrêmement sympathique, qui voyait la muséologie comme une science appliquée, un domaine dans lequel il a publié à plusieurs reprises.

Il pleut… L’eau emporte les souvenirs communs… Adieu, Martin!

Bernard A. Schüle, en avril 2024