Revue suisse des musées

Revue suisse des musées 19

Le 19e numéro de la Revue suisse des musées se penche sur le thème de la recherche de provenance : quelle est son importance pour des institutions comme le Kunst Museum Winterthur ou le Kunstmuseum Bern et le Zentrum Paul Klee ? Et quelles sont les possibilités pour les musées de mener une réflexion critique sur leurs propres collections et de rendre leurs connaissances accessibles à un public plus large ? Avec sa nouvelle exposition permanente «Mouvements», le Musée d'art et d'histoire de Neuchâtel a créé un espace attractif pour les débats sur ce thème.

Revue suisse des musées 19

À propos

La Revue suisse des musées est le magazine de membres de l'AMS et d'ICOM Suisse. Elle informe sur les activités des associations et la politique culturelle actuelle, présente une sélection d'ouvrages spécialisés et jette un coup d'œil dans les coulisses des musées en Suisse à travers des séries de photos. La revue paraît deux fois par an dans une édition multilingue. La traduction des principaux articles est disponible sur museums.ch.

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Traductions

Dialogue entre passé et présent

Quelle importance sociale les musées recouvrent-ils ? Et comment définir alors le rôle de la recherche de provenance ? Une conversation avec Nina Zimmer e Konrad Bitterli.

Nina Zimmer est directrice du Musée des Beaux-Arts de Berne et du Centre Paul-Klee depuis 2016. En 2017, Konrad Bitterli prend la direction du Musée des Beaux-Arts de Winterthour qui comprend aussi depuis 2018 la Collection Reinhart dans le jardin de la cité et la Villa Flora. Dans l’entretien qu’ils ont accordé à Susanne Koeberle, ils nous apportent leur point de vue sur leurs institutions.

La recherche de provenance est un concept très vaste. Quels sont les thèmes que vos musées abordent concrètement ?

Bitterli : Lorsque j’ai pris la direction du musée, en 2017, nous avons institutionnalisé la recherche de provenance. Nos collections sont fondamentalement bien documentées même si les travaux sur lesquels elles se basent ont été rédigés à une époque où la provenance n’avait pas la place qu’on lui accorde aujourd’hui. Nous avons donc entrepris de vérifier les faits et combler les lacunes. Cela comporte un travail méticuleux en coulisses.

Zimmer : Le Musée des Beaux-Arts de Berne s’est intéressé au cas Gurlitt, un thème qui en revanche n’a pas suscité le même engouement pour le Centre Paul-Klee puisque la collection Klee est faite elle-même des œuvres de l’héritage de l’artiste. À partir du moment où nous avons accueilli la collection Gurlitt, nous avons fait plusieurs déclarations publiques sur les différentes étapes de nos travaux. Maintenant que l’acquisition est en grande partie terminée, je peux dire que nous avons tous appris beaucoup ces dernières années et que de nouvelles questions se sont posées. Nous pensons que notre rôle est aussi de porter un autre regard sur les collections passées de nos musées.

Que dire du thème du colonialisme ? 

Zimmer : Si ce thème n’est pas présent au Centre Paul-Klee, en revanche le Musée des Beaux-Arts expose des objets de populations indigènes parvenus à travers des dons. Ce n’est pas notre objectif principal mais nous essayons malgré tout d’aborder ce thème avec la même attention que les autres.

Bitterli : Pour nous non plus, ce thème ne fait pas partie de nos objectifs principaux puisque nous n’exposons aucune œuvre d’origine coloniale. Il me semble que ce sont essentiellement les musées ethnologiques à devoir répondre à ces nouveaux défis ; et là aussi, il faudra une grande précision scientifique pour déterminer la provenance des œuvres.

Faut-il communiquer les résultats de ces recherches au public ?

Bitterli : Pour les découvertes exceptionnelles, cela en vaut certainement la peine comme cela a été le cas lors des expositions sur la collection Gurlitt à Berne. Mais en général, les résultats sont nettement moins spectaculaires ; la question qu’il faut se poser à chaque fois est s’il existe des événements importants à organiser. En 2014 et 2015, l’ancien Musée Oskar Reinhart avait organisé des conférences sur les « biens en fuite », qui avaient aussi été l’occasion d’aborder le thème de la terminologie. La transparence et la communication sont deux éléments fondamentaux.

Zimmer : Il me semble que le public nourrit un grand intérêt ces thématiques et nous devons réfléchir afin de trouver les formats les plus appropriés pour les véhiculer. À l’automne se tiendra la troisième exposition sur la collection Gurlitt, intitulée « Gurlitt. Un bilan ». Nous avons aussi conçu des expositions plus modestes sur les interventions réalisées pour la collection. Nous avons également organisé une conférence sur le thème « Dépôts. Transferts de biens culturels suite à des persécutions et conséquences pour les musées suisses (1933-1950) » accessible en plusieurs formats. Nous diffusons aussi le thème dans les écoles. Pour ce qui est de l’approche numérique, la banque de données mise en ligne depuis décembre dernier permet d’effectuer des recherches dans toute la collection. Ces différents instruments contribuent à améliorer la transparence et à attirer le public, mais aussi à satisfaire les plus curieux.

L’emploi de certains termes prête parfois à confusion. Pendant longtemps, la Suisse a fait la différence entre « art spolié » et « art en fuite ».

Zimmer : Nous appliquons le concept de « saisie susceptible de donner lieu à une indemnisation ». L’important est d’évaluer au cas par cas.

Bitterli : Ces termes ont fait l’objet de longs débats. En fin de compte, la seule chose à faire c’est de mener une recherche approfondie et d’exposer les faits, c’est tout. Le débat sur la terminologie me semble parfois n’être rien d’autre qu’un nuage de fumée.

Quel est le rôle des musées dans leur lecture du passé et dans quelle mesure l’art peut-il contribuer à la revoir ?

Bitterli : L’art, en tant qu’objet esthétique, a une valeur intrinsèque. Mais il est également révélateur d’un contexte historique et culturel et il raconte des histoires. Le devoir du musée est de donner à voir tout cela et la recherche de provenance jour un rôle dans ce processus.

Zimmer : Les musées sont des « machines » qui créent des identités et rendent les objets du passé accessibles au public d’aujourd’hui. Ils ont aussi le devoir de fournir une vision. La manière dont nous abordons l’histoire est révélatrice de la manière dont nous voulons vivre ensemble et agir en tant que société. Le travail muséal s’étend forcément jusqu’à la sphère politique.

Le musée peut-il avoir un rôle de modérateur au sein des processus sociaux ? 

Bitterli : Les musées ne sont pas les seuls à refléter ces processus, l’art aussi possède intrinsèquement cette fonction. Les musées ne sont qu’une plateforme utile où l’art s’expose. Le musée choisit ce qu’il veut exposer et comment il entend le faire. La manière dont nous nous approchons l’art du passé reflète aussi la façon dont nous nous positionnons face à nos origines et à notre patrimoine culturel. Il me semble plus important encore que les musées laissent entrer le présent, parce que les artistes sont les sismographes d’aujourd’hui.

Zimmer : Ce sont les artistes qui ont soulevé le thème d’une réflexion critique des institutions, la fameuse « Institutional Critique ». Il y a eu là un tournant marquant. Toutefois, il ne s’agit pas pour nous de déléguer tout simplement cette réflexion aux artistes. Nous ne sommes pas des activistes, nous sommes un espace public, co-financé par l’argent public, où le débat est possible. Mais en tant que musée, nous sommes responsables de ce que nous accueillons et rendons possible. La société a de multiples attentes par rapport à cet espace symbolique.

Quel est à votre avis le point de croisement possible entre la présentation classique des collections et les positions contemporaines ?

Bitterli : Cette question est fondamentale. Dans le passé, les expositions étaient surtout une représentation de l’histoire de l’art. Faire dialoguer le passé et le présent permet une nouvelle lecture du présent. Et le présent, qui nous semble parfois incompréhensible, prend son sens quand il est contextualisé. Ces approches sont enrichissantes, elles interrogent le monde et l’existence humaine. Mais en aucun cas il ne s’agit d’illustrer le passé à travers le présent.

Zimmer : À mon avis, il est faut absolument établir une étroite collaboration avec les artistes contemporains : cette complicité est essentielle si nous voulons pouvoir convoquer correctement le passé dans notre présent. Il ne suffit pas de raviver la collection historique en y apportant l’un ou l’autre point de croisement. Car cela finirait très vite par condamner l’art contemporain à un rôle secondaire de simple figurant.

Et qu’en est-il du financement de la recherche de provenance ?

Zimmer : C’est une question sans vraie réponse aujourd’hui encore. Depuis 2016, l’Office fédéral de la culture a mis en œuvre d’importants programmes de financement sur base paritaire. Et notre décision d’accueillir l’héritage Gurlitt a donné lieu à des soutiens exceptionnels de la part de fondations privées. Mais pour ce qui est de la fonction principale du musée, à savoir la recherche sur ses propres collections, nous dépendons à l’avenir de l’appui du Canton.

Bitterli : Le soutien que l’Office fédéral de la culture a apporté à nos musées pour la recherche de provenance a été très important. Néanmoins cette approche n’a jamais débouché sur la question fondamentale de la nécessité de financer l’achat d’œuvres problématiques pour rendre leur histoire accessible au public. C’est dommage.

Auteur : Susanna Koeberle

L’héritage colonial dans les musées

Le Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel (MahN) place sa propre collection et l’histoire de la région dans un contexte mondial. Sous le titre «Mouvements», des débats contemporains sont abordés, contextualisés et transmis.

«On cherche: femme de ménage, aide-cuisinière, chauffeur.» D’innombrables annonces tirées de journaux neuchâtelois des années 1960 couvrent le mur de l’exposition; elles ont toutes en commun la mention «Étrangers exclus» ou «Italiens exclus». Sur le mur d’en face, des photographies montrent des travailleuses et des travailleurs recrutés par l’entreprise Suchard et ses fabriques à Neuchâtel. Entre ces deux murs – les mots sans concession de l’exclusion et les témoignages visuels de la politique d’immigration suisse de l’après-guerre – se manifeste le discours sur l’immigration et l’exclusion en Suisse. Le lien avec le présent est constitué par les permis de séjour et de travail également exposés, qui indiquent en différentes couleurs le statut des personnes immigrées. Parmi ces statuts, le livret S, qui a été utilisé pour la première fois quelques semaines seulement après l’ouverture de l’exposition, début 2022.

Des zones de tension comme celle-ci, il y en a beaucoup dans la nouvelle exposition permanente «Mouvements» du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel (MahN). Il s’agit de mouvements de personnes, d’idées et de concepts, mais aussi de marchandises et d’objets. Le MahN s’est donné pour mission d’explorer, de questionner et de transmettre ses collections et l’histoire de sa propre région dans une approche transdisciplinaire. Le résultat: un panoptique réussi de l’histoire de Neuchâtel et de ses liens avec le monde.

L’héritage colonial de la Suisse

En entrant dans l’exposition, sous une installation lumineuse contemporaine d’envergure, les sens sont mis en alerte pour découvrir les contenus et les objets qui sont présentés aux visiteurs: les portraits de 160 personnes de profils très divers qui, au cours de leur vie, ont traversé les frontières du canton, dans un sens ou dans un autre pour des raisons multiples; des armes et armures font face à des peintures qui attestent de l’atrocité des guerres; trois «automates Jaquet-Droz», témoins de l’art horloger le plus sophistiqué, et bien d’autres choses encore. Le mouvement lui-même – qu’il soit mécanique ou idéel – est ainsi thématisé, tout comme ce qu’il signifie dans les trajectoires humaines: rester, supprimer, partir, arriver, se souvenir, revenir.

Mais le MahN va encore plus loin en se penchant sur le passé colonial de la Suisse et de la ville de Neuchâtel. La Suisse n’a certes pas possédé de colonies, mais elle a tout de même profité du système colonial: des commerçants suisses ont été impliqués dans la traite négrière et l’esclavage et ont exploité leurs propres plantations sous la protection des puissances coloniales, des chercheurs et des scientifiques suisses ont pris part à des expéditions coloniales et des mercenaires suisses ont participé à la conquête et au maintien de la domination dans différentes colonies.

La complexité transmise en transparence

Ces implications coloniales de la Suisse trouvent leur point culminant à Neuchâtel dans la statue de David de Pury. Érigée en 1855 sur la place Pury au centre de Neuchâtel, cette statue de bronze est un signe de reconnaissance. Reconnaissance pour l’engagement de David de Pury, décédé à Lisbonne en 1786, en tant que bienfaiteur de la ville: le Neuchâtelois, détenteur d’un titre de noblesse prussien et naturalisé sujet anglais, qui avait passé la plus grande partie de sa vie à l’étranger en tant que banquier et négociant, a légué une grande partie de sa fortune à sa ville natale, Neuchâtel. La somme de plus de 300 000 cruzados portugais (environ 600 millions de francs selon les estimations actuelles) a permis de financer des bâtiments emblématiques, dont l’Hôtel de Ville.

Mais l’image du bienfaiteur s’est fissurée. Un débat houleux s’est engagé autour de sa statue. Dès la fin des années 1980, l’attention s’est aussi portée sur les implications économiques de David de Pury dans la traite des esclaves et, à l’été 2020, la statue a été maculée de peinture rouge, symbole du sang des esclaves. En outre, le «Collectif pour la Mémoire» a lancé une pétition demandant le retrait de la statue. À sa place, une plaque devrait rendre hommage à toutes les personnes qui ont souffert et souffrent encore de racisme et de discrimination.

Pour l’équipe du musée, dirigée par Chantal Lafontant Vallotton et Antonia Nessi, il est tout de suite apparu de manière évidente que cette évolution actuelle du débat devait également être intégrée à l’exposition – et ce bien que le premier concept de la nouvelle exposition permanente ait été élaboré en 2017 et soit donc en avance sur son temps. «Il est important de comprendre ce débat dans une perspective historique», explique Chantal Lafontant Vallotton, conservatrice au musée depuis 2001 et codirectrice depuis 2013. Ainsi, dans l’exposition, les routes du commerce triangulaire transatlantique sont représentées sur une carte et une vue d’ensemble de Neuchâtel montre de nombreux bâtiments qui ont été financés par des familles ou des entreprises impliquées dans des activités coloniales. Dans des interviews (disponibles à l’écoute à la station audio, sur smartphone via un QR code ou sur le site web), les scientifiques Thomas David, Bouda Etemad, Matthieu Gillabert et Kristina Schulz expliquent comment Neuchâtel en particulier a été impliqué dans l’entreprise coloniale et rendent compte de l’état de la recherche, des obstacles et des discours dominants. L’exposition transmet cette histoire complexe de manière intelligente et transparente.

De tabou à thème récurrent

Lorsque le MahN a abordé pour la première fois dans une exposition le thème des familles impliquées dans la traite des esclaves en 2011, les réactions ont été réservées. Chantal Lafontant Vallotton se souvient: «presque personne n’en a parlé: les gens semblaient plutôt gênés ou étaient dans le déni». Il s’agit pourtant d’un sujet incontournable, souligne la codirectrice: «ne pas aborder ce sujet est incompréhensible de nos jours».

Deux ans plus tard, une conférence sur le sujet n’a réuni qu’une petite dizaine de personnes. Mais ensuite le mouvement de mise au jour a pris de l’ampleur: en 2018, ce sont près de 150 personnes qui ont participé à un débat. Et aujourd’hui Neuchâtel fait face à son propre passé et aux ombres que la silhouette de David de Pury projette sur la ville.

Plus le début que la fin

Le débat est loin d’être clos. Actuellement, un parcours multimédia est en cours de développement dans la ville de Neuchâtel, qui retracera l’histoire coloniale dans le cadre d’une visite guidée de la localité. En outre, un appel à projets artistiques autour de la statue de David de Pury a été lancé en novembre 2021. Quatre propositions ont été primées en mars 2022, deux d’entre elles seront réalisées à l’horizon 2022–2023. Le musée lui-même prévoit en septembre prochain, entre autres événements, une conférence de l’historien Pap Ndiaye, directeur du Musée de l’histoire de l’immigration à Paris.

Le MahN ose donc faire le pont entre le discours scientifique et la transmission à un large public. Les approches sont prometteuses. Jusqu’à présent, l’exposition a été accueillie de façon positive, rapporte Chantal Lafontant Vallotton, elle a reçu un écho exceptionnellement important. De bons auspices pour la suite du travail – car l’exposition doit être un lieu qui évolue. «Ce n’est pas un point final.»

Auteur : Katharina Flieger

Un musée existentiel pour l’homme du XXIe siècle

Le musée H.C. Andersen, un lieu où convergent la réalité et le conte, représente une nouveauté absolue dans le panorama muséal

Si nous songeons à l’époque où nous vivons, à l’expérience de la pandémie et à la guerre en Ukraine, à nos vies quotidiennes contraintes par mille engagements et déplacements, à l’horizon qui semble s’être rétréci pour chacun de nous parce que nous avons perdu la légèreté et la facilité avec lesquelles nous faisions autrefois des projets, à des mots comme « précarité » et « stress » qui caractérisent de plus en plus nos existences, un musée comme celui qui a été inauguré l’été dernier à Odense, au Danemark, est exactement ce qu’il nous faut. Qui sait, peut-être est-ce le premier de ceux qui verront le jour, et c’est certainement une première dans son genre. D’abord, parce qu’il est le fruit d’une collaboration étroite entre l’architecture et le concept de musée : l’architecture devient ainsi elle-même concept, elle devient elle-même une narration et un parcours d’exposition. L’architecture est à la fois contenant et contenu.

On ne peut pas comprendre l’esprit de ce projet si l’on ne connaît ni la personne ni l’œuvre de Hans Christian Andersen – le plus grand écrivain et poète danois, qui a vécu de 1805 à 1875 et qui nous fait les honneurs de la maison dès l’entrée du musée. Avec sa voie enregistrée sur une bande magnétique, nous l’entendons dialoguer avec le narrateur qui tente de raconter sa biographie : « Je ne suis pas né dans un trou comme celui-ci ! », lui dit-il. Alors que c’est pourtant le cas : Andersen est né dans la petite maison jaune au numéro 45 de la Hans-Jensen-Straße. C’est à cela que nous étions habitués : aux maisons-musées des grands écrivains ou des grands artistes, conservées, embellies avec leurs objets et les récits de leurs vies. Mais un lieu qui se fait émanation du poète, qui se manifeste et s’exprime à travers ses œuvres et son univers fantastique comme s’il était encore présent, comme s’il était encore parmi nous, c’est là une nouveauté absolument inédite.

Le créateur du musée est Kengo Kuma, l’un des architectes japonais les plus importants et les plus significatifs de notre temps, qui se livre depuis des années à une critique de l’utilisation du béton afin de trouver une alternative à ce matériau. Au béton il préfère le bois, la pierre, la céramique et le bambou ; sa poétique décline les matériaux en fonction de leur capacité émotive, liée aux caractéristiques constructives intrinsèques et aux enseignements de la tradition japonaise. Dans ses constructions, l’utilisation de la lumière, avec laquelle il tente d’atteindre une sensation d’ « immatérialité spatiale », est fondamentale. Nous retrouvons ces caractéristiques dans le musée danois, dont le coût a dépassé cinquante millions d’euros, qui s’élève en plein centre-ville et qui se développe – de la surface au sous-sol – sur 5600 mètres carrés, dont les deux tiers situés sous le niveau du sol. Plus que comme un musée, il se présente comme un grand jardin constitué de plusieurs îlots verts, de hautes haies évoquant des labyrinthes, des étangs, des fleurs, des arbres et des passages en bois, et de grands pavillons en verre et en bois qui s’intègrent parfaitement dans le contexte, comme s’ils étaient nés eux aussi de la terre. Tout est arrondi et sinueux, il n’y a ni coins ni bords. « Nous jouons à mêler ce qui est dehors et ce qui est dedans, la nature et l’architecture », déclare Henrik Lübker, le directeur créatif, dans une interview publiée sur le site du musée. Le visiteur passe dans un monde situé entre la réalité et le conte. Dans ce jeu, dans cette transposition des plans, le jardin qui est le premier à nous accueillir et à toucher nos sens nous prépare à l’expérience, il nous prédispose à abandonner la sphère rationnelle pour nous plonger dans le monde des contes et de l’imagination d’Hans Christian Andersen.

Synergie entre les volumes architecturaux et l'esprit du projet

Henrik Lübker exprime parfaitement cette idée quand il déclare que « c’est un musée existentiel » dont l’objectif est d’offrir aux visiteurs un lieu, un univers où rien n’est comme il paraît et où tout ce que nous croyions connaître et savoir se trouve bouleversé, ce qui nous donne la possibilité de connaître et d’expérimenter en repartant de zéro. Pensons aux contes d’Andersen, rappelons-nous comment ils excitent notre imagination, comment ils jouent avec nos certitudes et avec les lieux communs, comment ils sondent la nature humaine en révélant ses fragilités et ses peurs, ses ambitions et ses velléités, ses ruses et ses méchancetés. Pensons en particulier aux Habits neufs de l’empereur, au Vilain petit canard, au Lutin et l’épicier et à L’ombre. À propos de ce dernier conte, dans une des stations interactives, le visiteur s’étonnera peut-être de voir son ombre acquérir une forme et une vie propre ; plus loin, il est capturé par le chant des sirènes sous l’eau, tandis que dans l’une des chambres qui s’ouvre vers le ciel à travers des lucarnes précieuses et géométriques, il peut s’étendre sur des pierres et contempler la voûte céleste. Il y a aussi les vingt matelas sur lesquels a dormi la princesse et, à côté, sous verre, posé sur deux coussins rouges tel un bijou précieux, le célèbre petit pois.

Nous parlions un peu plus haut de la synergie parfaite entre les volumes architecturaux et l’esprit du projet, une synergie amplifiée par deux autres acteurs qui ont contribué à donner une forme, un visage et une âme au musée. D’abord Masu Planning, l’atelier d’architecture paysagiste d’Helsinki ; puis Event Communications, une agence londonienne qui dessine des expériences et dont l’intervention a précédé l’élaboration du projet architectural de Kengo Kuma. C’est en effet cette agence qui a imaginé le narratif capable de recréer l’univers d’Andersen, lequel a servi de guide à la réalisation architecturale. Le résultat est un parcours où chaque passage, chaque vue, perspective, virage et pli sont en harmonie et font partie du récit d’ensemble d’un musée parfaitement conçu, ingénieux et magique, où les jardins extérieurs et intérieurs, également connectés entre eux, capturent et expriment l’esprit de l’auteur et de ses œuvres. Ce monde parfaitement illogique a été réalisé par une équipe de créateurs et de génies techniques, d’artistes et de compositeurs récompensés par la critique, de maîtres marionnettistes et d’auteurs renommés qui ont laissé libre cours, tous ensemble, à leur imagination, en créant des effets visuels et des dispositifs interactifs, en recourant à la technologie kinect et en déclenchant des sons ambisoniques pour créer des illusions visuelles. Le son binaural, cartographié en 3D, est inclus dans l’audioguide : il suffit d’approcher sa tête d’un objet pour l’entendre parler. « Nous ne voulons pas dire au visiteur ce qu’il doit entendre, ce qu’il doit penser ou contrôler excessivement la narration : notre intention est de faire naître spontanément des émotions et des sentiments », explique le directeur.

Le monde humain et le monde naturel ne font qu'un. 

Il s’agit en somme de réveiller l’enfant qui est en nous, ce qui était d’ailleurs la principale caractéristique de l’esprit d’Andersen, ce voyageur curieux et infatigable, toujours heureux de partir pour un nouveau pays, toujours prêt à reconnaître le beau, lui que la vie avait soumis au départ à rude épreuve. Dans les nombreux genres qu’il a abordés – le roman, le conte et la poésie –, nous reconnaissons l’homme qui a ouvert les yeux sur la réalité, mais qui n’a pas perdu la candeur natale du sentiment et la joie de vivre, sa foi en lui-même et en toutes les choses qui existent. Andersen concevait le monde humain et le monde de la nature comme une seule et même chose.

Dans le hall d’entrée, le visiteur peut choisir son parcours développé sur quatre îlots thématiques et douze stations qui racontent des moments précis de certains contes d’Andersen. Outre les effets spéciaux déjà évoqués, deux cents de ses objets originaux sont exposés. Sur le premier escalier, le visiteur est immédiatement accompagné par plusieurs citations : « Qui aimerais-je être si je n’étais pas moi-même ? Hans Christian Andersen. Qu’est-ce que je crains le plus ? Moi-même ; et aussi : « Par les jours heureux, n’oubliez pas le poète. » Un désir exaucé. L’espoir est maintenant qu’Odense, la troisième ville danoise, attire davantage de touristes, plus que les cent mille qui s’y rendaient avant la pandémie, dont soixante-dix pourcent arrivaient de l’étranger, en particulier de Grande-Bretagne et de Chine.

En attendant, le jardin imaginé comme une oasis verte, urbaine et régénératrice reste ouvert au public. Cette initiative reflète elle aussi le message qu’Andersen adressait à ses lecteurs et qui est plus que jamais actuel au XXIe siècle : même dans notre vie quotidienne, nous pouvons trouver et vivre nos rêves.

Auteur : Natascha Fioretti