Revue suisse des musées

Revue Suisse des musées 18

Le 18e numéro de la Revue suisse des musées revient sur le congrès annuel et présente l'initiative «Happy Museums». La série de photos présente un petit musée du Val-de-Travers, tandis qu'«Un regard au-delà des frontières» se tourne vers la Chine, plus précisément vers Hong Kong, où le musée M+, conçu par Herzog & de Meuron, ouvre ses portes avec la collection d'Uli Sigg. Enfin, comme toujours en automne, la chronique donne un aperçu des nouveautés et changements dans le paysage muséal suisse.

Revue Suisse des musées 18

À propos

La Revue suisse des musées est le magazine de membres de l'AMS et d'ICOM Suisse. Elle informe sur les activités des associations et la politique culturelle actuelle, présente une sélection d'ouvrages spécialisés et jette un coup d'œil dans les coulisses des musées en Suisse à travers des séries de photos. La revue paraît deux fois par an dans une édition multilingue. La traduction des principaux articles est disponible sur museums.ch.

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Traductions

La realité du virtuel

Quelles technologies numériques les musées suisses ont-ils utilisées pour poursuivre leur travail malgré le confinement ? Quelles leçons tirent-ils de cette expérience et comment souhaitent-ils la transposer à l’avenir ? La transition entre le physique et le virtuel pourrait bien continuer à occuper les musées.

La pandémie de coronavirus et les mesures d’hygiène qu’elle a entraînées, notamment au printemps 2020, ont déclenché dans de nombreux domaines un véritable essor de la numérisation. Dans l’univers des musées aussi, cette transformation numérique s’est développée rapidement, et il devient évident qu’elle sera irréversible. Le phénomène, qui a débuté lors du premier confinement, s’est confirmé après la réouverture : les institutions renforcent leur présence numérique en public, numérisent leurs collections, expérimentent de nouveaux formats de diffusion et utilisent de plus en plus de moyens de communication numériques.

À cet égard, les musées ont découvert de nouvelles possibilités pour mettre en valeur leurs collections et s’adresser à de nouveaux publics. Ils rencontrent toutefois aussi des obstacles : les ressources limitées, le manque d’expérience et les écueils techniques leur ont posé des problèmes majeurs. La nécessité d'apprendre les uns des autres se fait plus que jamais ressentir. Le thème «Réel et numérique – des stratégies pour l'avenir du musée» a également caractérisé le congrès annuel 2021 de l'AMS, Association des musées suisses, et d'ICOM Suisse, conseil international des musées.

L'événement s’est nécessairement et logiquement déroulé les 26 et 27 août 2021 sous la forme d'une conférence Zoom : les participants n'ont pas seulement réfléchi à la diffusion numérique de contenus, ils l'ont également pratiquée. Cela n'a rien enlevé à l'excitation et aux connaissances acquises, au contraire. Sous divers formats – exposés, sessions en petits groupes et de synthèse, cercles de discussion et présentations – des questions explosives ont été soulevées : quelle est la valeur de l'original s'il n'est pas montré physiquement ? Sa valeur est-elle relativisée ou les copies numériques et la réalité augmentée contribuent-elles plutôt à protéger les originaux uniques ? Comment utiliser les outils numériques pour permettre une participation ? Quelle valeur ajoutée les stratégies numériques génèrent-elles dans la diffusion, la recherche, l'archivage et la conservation ? Quels sont les aspects juridiques à prendre en considération ? La majorité semble admettre que les formats hybrides, qui combinent les avantages des formats numériques et physiques, gagneront en importance à l'avenir. Il n'existe cependant pas de stratégie générale valable pour leur mise en œuvre concrète. Il reste donc encore beaucoup à faire.

Auteur : Judit Solt, architecte dipl. ETH SIA, journaliste spécialisée BR

Sur les traces d’Harald Naegeli

L’assemblée générale 2021 était placée sous la devise «Participation numérique – une opportunité même pour les petits musées ?». La plateforme en ligne «Die Spuren des Sprayers von Zürich» (Les traces du Sprayer de Zurich) en est justement un exemple réussi.

La plateforme en ligne «Die Spuren des Sprayers von Zürich» (sprayervonzürich.com) lancée par le Musée Visionnaire de Zurich et présentée lors de la réunion annuelle de l’AMS, permet de retrouver des œuvres d'art existantes, disparues ou oubliées. Les graffitis d’Harald Naegeli (*1939) suscitent la controverse depuis qu'il a commencé à laisser ses figures noires sur les murs et les façades de la ville de Zurich dans les années 1970. Mais qui sait quand et où l'artiste a réalisé ses dessins et lesquels peut-on encore retrouver dans la ville aujourd'hui ?

Harald Naegeli lui-même n'a guère documenté ses graffitis –la police, les médias et les particuliers l'ont fait, en revanche. Pour exhumer ce trésor, la Fondation Harald Naegeli et le Musée Visionnaire ont lancé l’initiative d’une archive numérique participative à l'occasion de l'exposition «Harald Naegeli – der bekannte Unbekannte» en 2021. La plateforme, simple d’utilisation, invite les visiteurs à exporter leurs propres enregistrements des œuvres de Naegeli. Jamais le travail n'a été documenté de manière aussi complète qu'aujourd'hui, grâce à des photographies actuelles et historiques de personnages en bâtons visibles ou déjà disparus. Une carte interactive répertorie les emplacements des graffitis qui peuvent encore être trouvés.

L'efficacité de cette offre muséale numérique est démontrée par les plus de 1330 contributions photographiques de la communauté. Elle s'est construite à partir d'une référence à l'exposition, de promenades sur le thème de Naegeli à travers Zurich, d'événements dédiés au musée et de contacts directs avec des fans de longue date de Naegeli. De nombreuses œuvres qui n'avaient pas été documentées publiquement auparavant ont ainsi pu être sécurisées au format numérique. Au cours de ce processus, les fans de Naegeli sont devenus des conservateurs numériques qui ont mis en scène les photos des graffitis dans l'espace urbain, et en même temps des archivistes qui ont dû traiter des questions d'attribution, de datation et de description. Ils ont été soutenus par l'artiste lui-même et l'équipe de l'exposition.

Le projet a été mis en œuvre étape par étape et adapté en permanence en fonction des besoins. La coopération entre le Musée Visionnaire, l'artiste et sa fondation, ainsi que la Fondation pour l'art, la culture et l'histoire a permis d'obtenir les ressources humaines et financières nécessaires. La plateforme Naegeli montre que le succès des offres numériques dépend moins de la taille d'une institution que de l'imbrication réussie de domaines tels que la conservation, l'éducation artistique et les efforts de sensibilisation.

Auteur : Sonja Gasser

Les musées durables sont des « Happy Museums »

Le récent projet « Happy Museums » invite les musées suisses à examiner en profondeur quelle pourrait être leur contribution au discours sur la durabilité – en transmettant des connaissances et en stimulant la réflexion des visiteurs, mais aussi en ancrant les critères de durabilité au niveau institutionnel.

Le bonheur tient en quelques mots : le bien-être individuel. Cependant, une fois mis en relation avec la question de la durabilité, il s'agit de bien plus que cela : il s'agit aussi du bien-être de la communauté et du monde entier, et en même temps d’une responsabilité envers la société et la planète. La responsable du projet, Nadja R. Buser, souligne cette dimension plus vaste lorsqu'on lui demande pourquoi Helvetas s'est penchée sur cette question, et elle cite Catherine O'Brien, professeure d'éducation canadienne : «Le bonheur durable est un bonheur qui contribue au bien-être personnel ainsi qu'au bien-être de la communauté et de la planète et qui ne nuit pas aux autres personnes, à l'environnement ou aux générations futures». Pour porter le sujet au «niveau systémique», comme le dit Nadja R. Buser, Helvetas a lancé le réseau «Happy Museums». Le réseau «Netzwerk Nachhaltigkeit in Kunst und Kultur» (Réseau de durabilité dans l’art et la culture – 2N2K), géré par Pia Viviani et Jenny Casetti de Catta, est à présent responsable du projet. Les musées, les organes administratifs, l’AMS et ICOM Suisse sont impliqués dans le groupe de pilotage. L'impulsion a été donnée par le «Happy Museum Project» britannique, lancé il y a dix ans, qui associe le défi de la durabilité au bien-être institutionnel et sociétal ainsi qu’au concept de résilience (des personnes, des lieux et des planètes). En d'autres termes, il met l'accent non seulement sur la dimension écologique mais aussi sur la dimension sociale de la durabilité.

Le fait que la durabilité comporte trois dimensions – économique, écologique et sociale – peut être considéré comme acquis aujourd'hui, mais en fin de compte, elles ne font que révéler le potentiel et la puissance de ce que la durabilité peut réaliser dans la société et sur la planète, mais aussi dans les institutions elles-mêmes, lorsqu'elles travaillent ensemble.

Happy Museums – le réseau suisse

Un coup d'œil sur le site web de « Happy Museums » montre que l'initiative suisse semble d'abord se concentrer sur les activités axées sur l'offre et sur la dimension écologique, tout en ayant pour objectif que le plus grand nombre possible de musées et de centres d'exposition suisses encouragent leurs visiteurs à modifier concrètement et individuellement leur comportement au moyen d'activités alliant exposition et de médiation. Dans la conversation, cette impression s'avère fausse : «Il est clairement tout autant question du processus institutionnel que de la dimension sociale de la durabilité», souligne Nadja R. Buser. Par exemple, la question de savoir dans quelle mesure les musées abordent la question de la diversité – structurellement, notamment, dans la composition des équipes et des comités, et par le biais de ce qu'ils proposent en termes de thèmes d'exposition ou de leur communication.

Le fait que ma demande ait été immédiatement prise en compte et que le texte du site web ait été clarifié dans la foulée montre que « Happy Museums » est un processus : apprendre, réfléchir, s'approcher progressivement du potentiel du sujet et de son pouvoir de changer le paysage muséal, tout en concrétisant constamment les objectifs d'impact de l'initiative. Après une première rencontre à l'été 2021, au cours de laquelle les musées ont pu décrire leurs besoins et exposer la nécessité d'un soutien, une première journée de réflexion suivra fin novembre 2021 pour approfondir la discussion. Les musées suisses sont invités à présenter des exemples pratiques et à partager leurs expériences.

Le principal intervenant sera Daniel Dubas, délégué du Conseil fédéral à l'Agenda 2030. Selon lui, tous les acteurs, à leurs niveaux respectifs, sont utiles à la mise en œuvre de l'Agenda 2030. Il souligne le rôle des musées dans la communication de l'Agenda à un large public, mais admet également qu'ils n'ont pas été très présents dans sa ligne de mire à cet égard. Selon lui, pour atteindre les objectifs de l'Agenda, les trois dimensions du développement durable – environnementale, sociale et économique – doivent être prises en compte de manière égale et ne pas être opposées les unes aux autres. «En tant que lieux de rencontre, les musées offrent une plateforme précieuse pour transmettre des connaissances sur ces sujets et stimuler le débat», souligne Daniel Dubas. Mais il est également important que les musées donnent le bon exemple, par exemple en ce qui concerne la consommation d'énergie de leurs bâtiments ou la diversité de leur personnel.

Des choses se passent au sein des institutions

Les musées sont remis en question dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes, ils réfléchissent quant à leur rôle dans la société et en faveur d’un changement social. Les initiatives visant à renforcer l'inclusion, à accroître la participation culturelle, à ancrer la diversité et l'égalité des sexes vont toutes dans la même direction et peuvent finalement être résumées dans le cadre d’un objectif de durabilité.

Plusieurs musées sont déjà à l'œuvre. Le Musée de la communication de Berne aborde ce défi sous plusieurs angles. Avec le projet participatif «Planetopia – Un espace sur le changement global », il développe de manière exploratoire un comportement de base commun face à l'importance de la durabilité écologique, alors que dans le même temps, le musée se consacre à des objectifs de durabilité sociale : il travaille actuellement à l'élaboration d'une stratégie de diversité et la relie à des projets dans le domaine de l'inclusion et de la participation tels que «Multaka», «Lapurla» et «Culture inclusive» (voir le numéro 17). La directrice Jacqueline Strauss, qui fait également partie du groupe de pilotage de « Happy Museums », déclare : «Le développement se fait de l'intérieur du Musée de la communication et s'exprime dans une approche consciente de la diversité, de l'innovation et de la participation, que nous reconnaissons comme des aspects centraux de la dimension sociale de la durabilité.»

Le Musée d'ethnographie de Genève (MEG) a déjà rédigé une stratégie de durabilité complète, avec pour objectif de devenir un musée de référence en matière de développement durable. Le programme visant à améliorer la durabilité et à réduire l'empreinte carbone comprend une scénographie et une politique d'achat respectueuses de l'environnement, une réorganisation institutionnelle du musée et, enfin et surtout, un programme d'événements autour de la crise climatique. L'exposition temporaire actuelle, «Injustice environnementale – Alternatives autochtones», est le point de départ du dialogue avec le public. Le MEG présentera ses conclusions lors de la journée de réflexion du réseau « Happy Museums », qui vise à mettre en commun les forces des institutions suisses dans un échange mutuel d'expériences.

Un label en prévision

En plus de la journée de réflexion – qui se tiendra à l'avenir chaque année – le réseau «Happy Museums» prépare un «Just do it Fund» pour soutenir concrètement les musées dans leur processus de transition à partir de 2022. En 2023, un label de processus pour les musées sera lancé, qui comprend un engagement et une volonté de se lancer dans l’aventure en collaboration mutuelle. L'accent est mis sur le processus, il s'agit moins de cocher des critères – d'autant que ceux-ci s'avéreraient certainement trop rigides et peu utiles au vu de la grande diversité des musées en Suisse. Il reste à voir comment les musées vont reprendre ces impulsions et pondérer les différentes dimensions de la durabilité, tant dans leurs offres que dans leurs structures. Dans quelle mesure les musées changeront-ils dans les années à venir – s'ils intègrent le «bonheur» dans leurs objectifs et l'ancrent dans leur pratique ?

Auteur : Katrin Rieder, médiatrice culturelle et conseillère en organisation, pilote entre autres des projets visant à renforcer la participation culturelle, elle est co-initiatrice de «Multaka Bern».

Son article «Un musée vert ? Un développement institutionnel avec la durabilité pour objectif» est disponible dans l’édition n°13, p. 10-17.

Le collectionneur et le parti

L’influent esthète suisse Uli Sigg a constitué une collection d’art contemporain chinois de référence mondiale. Mais après l’avoir donnée à un musée de Hongkong, il est aujourd’hui dans la tourmente.

Dressé aux portes de la mythique baie de Hongkong, le très attendu M+ et sa façade de carrelage vert sombre signé Herzog & de Meuron ajuste ses atours. Il offrira au centre financier la dimension culturelle qui lui faisait cruellement défaut. Sa pièce maîtresse? 1510 œuvres de la collection du Suisse Uli Sigg, considérée comme la plus importante et la plus complète du monde sur l’art contemporain chinois. Elle retrace quatre décennies d’évolutions artistiques et politico-sociales, de la fin de la Révolution culturelle aux créations du XXIe siècle. Longtemps célébrées, ces pièces sont subitement devenues un problème en soi, accusées de propager la haine contre la mère patrie. Peu s’aventurent à commenter le sujet. Mais Sigg a à cœur de défendre le précieux butin aujourd’hui décrié et il se remémore la genèse de son projet.

Ascenseurs et ambassade 

En 1979, la Chine s’est déjà engouffrée par la porte ouverte par Deng Xiaoping sur la modernisation et un développement urbain fulgurant. Une aubaine pour la société d’ascenseurs Schindler qui mandate Uli Sigg pour créer sur place une joint-venture, la première entre la Chine et le monde extérieur. «À cette époque, j’ignorais beaucoup de choses sur la Chine. J’ai donc eu cette idée qu’à travers l’art contemporain je pourrais avoir accès à un autre segment de la réalité chinoise», explique-t-il en pesant chaque mot.

Dans les années 1980, les galeries d’art sont inexistantes et l’homme d’affaires passe par des intermédiaires pour approcher des artistes underground tout juste extirpés du carcan maoïste. Ces derniers trouvent dans la décennie suivante leur langage propre, selon M. Sigg qui les rencontre alors personnellement. Sa silhouette fine et son crâne dégarni deviennent même les sujets de plusieurs œuvres.

Celui qui deviendra ambassadeur de Suisse à Pékin de 1995 à 1998 acquiert des œuvres pour son propre compte avant de réaliser qu’«aucun particulier ou institution ne collectionnait l’art contemporain du plus grand espace culturel au monde». Uli Sigg entreprend alors de façonner une collection comme un «document qui puisse raconter l’histoire de l’art contemporain chinois et l’histoire du pays». Le pionnier achète peintures, photos et installations sans grande valeur marchande qui finissent par gagner en notoriété et être convoitées par de grandes institutions à l’étranger.

Promesse de liberté 

«Dès le début, ma décision a été de céder la collection à la Chine pour que le peuple chinois puisse voir sa propre culture, c’est ce qui donne tout son sens à son contenu.» Son premier choix se porte sur Pékin et Shanghai, mais les démarches s’avèrent «trop compliquées et manquent de transparence». Dans le même temps, les autorités hongkongaises le courtisent. «Pourquoi envisagez-vous le continent alors qu’il y a de la censure là-bas? Hongkong a la liberté d’expression», se remémore M. Sigg. L’argument fait mouche.

En 2012, il lègue au futur M+ 1463 pièces, estimées alors à 165 millions de dollars, dont des travaux de Zeng Fanzhi, Zhang Xiaogang, ou Yue Minjun, et lui en vend 47 autres, avec l’accord que plusieurs centaines de pièces devront toujours être exposées. Le reste de sa collection demeure en Suisse, dont quelques pièces dans sa maison sur l’île du lac de Mauensee, dans le canton de Lucerne. L’autonomie du petit territoire hongkongais ne fait alors pas débat, et le PDG de West Kowloon, Michael Lynch, se réjouit que, «grâce à la générosité du Dr Sigg, une étape importante ait été franchie pour faire du quartier un centre artistique de classe mondiale où l’art contemporain s’épanouira».

Dix ans plus tard, le décor a radicalement changé. Pékin a accéléré l’intégration de la ville à la Chine et promulgué en juin dernier une loi de sécurité afin de mater la contestation politique et empêcher toute contagion au reste du pays. Le texte criminalise en des termes flous les actes de sécession, sédition, terrorisme et collusion avec des forces étrangères et fragilise les libertés promises lors de la rétrocession. «Jusqu’en juillet, le contrôle était plus ou moins furtif, il est désormais légalisé. C’est un énorme changement pour les artistes, car nous n’y sommes pas habitués. C’est un peu comme demander à des oiseaux de nager», explique un créateur sous couvert d’anonymat.

M+ n’a pas encore été inauguré que, déjà, il boit la tasse et ne sait, pas plus que les autres acteurs du milieu, comment interpréter la loi. Mi-mars, sa directrice, Suhanya Raffel, a affirmé n’avoir «aucun problème» à montrer l’ensemble de la collection, avec objectivité et impartialité pour stimuler la discussion et l’apprentissage tout en respectant la loi. Or, «certaines œuvres disséminent la haine», a rétorqué la députée de la majorité Eunice Yung, déclenchant une polémique et les menaces de la cheffe de l’exécutif local, Carrie Lam: les autorités seront «très vigilantes» vis-à-vis des «œuvres destinées à porter atteinte à la sécurité nationale».

Doigt d’honneur 

Une oeuvre en particulier a cristallisé les tensions: «Study of Perspective: Tian’anmen», un majeur tendu devant la place éponyme à Pékin et signée du dissident Ai WeiWei. Une injure à la Chine, accusent ses détracteurs. Un cliché sorti de son contexte et qui s’insère en réalité dans une série, un «travail sérieux», questionnant l’autorité et les valeurs établies, répond M. Sigg. M+ a d’ores et déjà annoncé que le cliché ne figurerait pas dans l’exposition d’ouverture. Cela n’a pas éteint l’incendie autour de la collection du Suisse, que le quotidien China Daily a même traité d’«agent œuvrant pour des forces étrangères».

L’accusation fait naître un sourire et dessiner deux fossettes sur le visage de l’ancien diplomate. Mais le sérieux revient à l’évocation de certains représentants du camp pro-Pékin, «qui interprètent la loi peut-être encore plus étroitement que Pékin». «Ils mettent Hongkong en danger ainsi que l’énorme investissement dans la culture qu’est le musée M+», estime M. Sigg. Si les décisions émanaient des politiques et non de la sphère artistique, explique-t-il, cela «causerait de sérieux dégâts». «Il y a un risque qu’ils n’envisagent peut-être pas.»

Les œuvres jugées irrévérencieuses vont-elles dès lors disparaître de la mémoire publique? Que va-t-il advenir par exemple des nus? Ou de l’œuvre New Beijing de Wang Xingwei, référence implicite à la répression sanglante de juin 1989, taboue en Chine? Ces pièces appartiennent à M+ et ne peuvent être réclamées par le collectionneur suisse, ni être vendues. Elles peuvent cependant être prêtées à des musées à l’étranger, voire, pour certaines, être exposées à Hongkong car «beaucoup de Chinois ne savent même plus à quoi ces œuvres font référence parce que cet événement a été effacé des mémoires», glisse sous couvert d’anonymat un expert.

«Pas votre bon copain» 

Aucune directive n’a été donnée par les autorités locales, indique-t-on au M+. Mais des questions de fond subsistent et concernent aussi les dizaines de galeries internationales ou foires, dont Hauser & Wirth et Art Basel, implantées dans le port franc à la faveur de politiques fiscales, douanières et d’exportations plus souples et avantageuses qu’en Chine continentale. Quel art la loi de sécurité nationale autorise-t-elle? «Dans la tradition chinoise, l’art est synonyme de beauté, d’harmonie. Mais l’art contemporain n’est pas votre bon copain, lance Uli Sigg. Il montre la réalité telle qu’elle est. Il peut mettre le doigt dans la plaie, il est là pour nous faire réfléchir et interroger notre quotidien. Ce sont deux paradigmes très différents. Pour beaucoup de personnes, cela signifie qu’elles devront quitter leur zone de confort.» Uli Sigg ne regrette pas d’avoir légué sa collection à ce bout de Chine. «Peut-être que cela prendra de nombreuses années, peut-être que je ne le verrai pas, cela n’a rien à voir avec moi, mais viendra le jour où le musée pourra tout montrer», veut-il croire.

Auteur : Anne-Sophie Labadie, Hongkong

Cet article est paru le 01.05.2021 dans «Le Temps»

Chronique 2021

La chronique donne un aperçu complet et varié des nouveautés et changements dans le paysage muséal suisse.

La chronique s'ouvre à nouveau solennellement sur des commémorations : 2021 marque le 150e anniversaire de l'internement de l'armée Bourbaki. Il y a 140 ans, le Panorama était réalisé pour marquer cet événement. Le Museum Bourbaki honorera cet anniversaire avec l'exposition «Au-delà des frontières». La galerie d’art Fri Art de Fribourg a deux évènements à célébrer : 40 ans d'activité dans le domaine de l'exposition, dont 30 à l’endroit actuel. Le Museum Haus Konstruktiv célèbre un autre anniversaire : il y a 35 ans, il fêtait son ouverture. Le Migros Museum für Gegenwartkunst a ouvert ses portes il y a 25 ans, et l'association des musées du canton de Berne mmBE représente depuis deux décennies le paysage muséal diversifié de Berne. Cela fait tout autant de temps que le sculpteur Erwin Rehmann a été honoré par un musée, qui lui consacre aujourd'hui une rétrospective à l'occasion de son 100e anniversaire.

Ces commémorations sont suivies de récompenses : deux musées suisses ont été honorés en même temps dans le cadre de l'EMYA 2020/2021. Le Walserhaus de Bosco Gurin recevra le prix Meyvaert 2021 pour la durabilité. Le très convoité Prix européen du musée (EMYA) 2020 est décerné au Stapferhaus de Lenzburg – dans l’explication, on peut lire : le musée pose des questions difficiles, promeut la culture du débat et adopte une approche innovante, créative et tournée vers l'avenir pour communiquer des thématiques. Le Prix Museum de l'Académie suisse des sciences a été décerné au Naturmuseum Thurgau. Voici ce que le jury a écrit : ce musée se distingue par son innovation, son originalité et sa qualité constante – dans la transmission de connaissances comme dans la recherche.

En 2021, de nombreux changements de personnel sont également à signaler dans le paysage muséal suisse : Patrick Gyger est depuis le début de l'année le directeur général du site muséal lausannois Plateforme 10, tandis que le Museo di Valmaggia a une nouvelle conservatrice et directrice en la personne de Larissa Foletta, qui succède à Alice Jacot-Descombes. Le Musée national suisse a également une nouvelle directrice depuis le printemps : Denise Tonella a succédé à Andreas Spillmann. Depuis le mois de mars, Monika Sigrist est en charge du Museum Richard Wagner. Elle succède à Katja Fleischer, qui a quitté le musée après 17 ans de service. Arnaud Maeder est le nouveau directeur du Muséum d'histoire naturelle et Musée d'histoire des sciences de Genève depuis mai, comme l'a annoncé le Département de la culture dans un communiqué. Il succède à Jacques Ayer, qui a démissionné. Après 20 ans à la tête du Musée du vin de Sierre-Salgesch, Anne-Dominique Zufferey passe le relais à Delphine Niederberger. Katrin Steffen succède à Christoph Vögele : l'historienne de l'art est désormais en charge du Kunstmuseum Solothurn. Katharina Beisiegel est la nouvelle directrice du Kirchner Museum Davos, tandis que Pia Lädrach quitte la direction du Schulmuseum de Berne pour succéder à Urs Rietmann à la direction du musée des enfants Creaviva au Centre Paul Klee. Eva Bigler est la nouvelle directrice artistique du Kunsthaus de Zofingue. Le Glarner Kunstverein accueille Melanie Ohnemus comme nouvelle directrice du Kunsthaus Glarus. Camilla Minini a été élue nouvelle directrice du Museum engiadinais de St. Moritz pour l'été, succédant à Charlotte Schütt, qui prend sa retraite. Il en va de même pour Cornelia Pedretti du Musée Segantini de Saint-Moritz, dont la successeuse est Claudia Stoian. Véronique Rey-Vodoz a également pris sa retraite, et depuis l'automne, son successeur Jordan Anastassov est en charge du Musée romain de Nyon. Marco Sigg quittera la direction du Museum Burg Zug à la fin de l'année 2021 pour relever de nouveaux défis professionnels et sera remplacé par Walter Bersorger. Le Völkerkundemuseum de Saint-Gall a un nouveau directeur en la personne de Peter Fux. Il remplace Daniel Studer, qui part à la retraite. La directrice du Musée gruérien de Bulle, Isabelle Raboud-Schüle, a également pris sa retraite cet été. Elle sera remplacée par Serge Rossier. Mme. Raboud-Schüle restera au sein de l’AMS en tant que présidente jusqu'à l'été prochain.

En ce qui concerne les rénovations et les nouvelles ouvertures : après quatre ans de fermeture pour rénovation, le Musée de Saint-Imier rouvre ses portes avec les deux expositions permanentes «En quête d'une identité» et «L'Espace des troupes jurassiennes». En juin, le MUKS - Museum Kultur & Spiel ouvre ses portes en tant que musée familial participatif et remplace l'ancien Spielzeugmuseum à Riehen. Le Kunsthaus Zürich a inauguré son extension conçue par David Chipperfield Architects, ce qui en fait le plus grand musée d'art de Suisse. Le Palais de Rumine à Lausanne est transformé en Palais des savoirs – il abritera le nouveau Musée cantonal des sciences naturelles ; l'ancien bâtiment du Musée de l'Élysée est le nouveau siège des services administratifs. Le Henry-Dunant-Museum de Heiden est temporairement fermé : il est en cours de rénovation et une nouvelle exposition principale est prévue. Cependant, le Dunant Plaza, situé à seulement cinq minutes de marche, restera ouvert. Le Museum Gnadenthal, qui a ouvert ses portes en août, offre un aperçu du passé mouvementé du couvent cistercien et de ses 125 ans d'histoire. Enfin, le Gletschergarten de Lucerne a ouvert son espace «Felsenwelt».

Enfin, le Musée de l'aviation militaire de Payerne a mis en service au printemps un nouveau simulateur de F/A-18 avec projection à 180°. Enfin : certains musées sont quelquefois ouverts au public en soirée – dans le cadre des nuits des musées, les musées de Berne, Schwyz, Saint-Gall, Lausanne, Zurich, du Valais et du Jura ont invité les visiteurs à profiter d'une visite divertissante à une heure tardive.